Marina Tsvetæva poétesse de l’absolu née en Russie tsariste en 1892 à Moscou est poursuivie par le cours cahotique de l’histoire. Après trois ans de fuite passés à Berlin et en Tchécoslovaquie, elle émigre en 1925 à Paris avec Serguei Efron son mari et ses deux enfants Ariadna et Gueorgui. Durant les treize années d’exil, Tsvétaeva réside à Meudon, Clamart et Vanves dans des conditions matérielles précaires et un climat perturbé par le rejet de compatriotes exilés, qui pour les uns la considèrent avoir trahi la cause de la révolution et pour les autres renient ses rapprochements avec Maïakovski et Pasternak. En 1939, Tsvetaeva décide de rentrer en URSS où des difficultés plus lourdes encore la contraignent à mettre fin à ses jours en 1941. Destinée par sa mère pianiste à la musique Marina choisit la syntaxe et le phrasé de la poésie. Reconnue précocement poète de Moscou, Marina écrit de la poésie, des pièces de théâtre, des carnets, entretient des échanges épistolaire avec Rilke, Pasternak, Mandelstam, Nicolas Grondski. Son œuvre est immense tant par la modernité de sa versification que par l’inspiration : « Chaque soupir, chaque nuance vous sont soufflés […]. Quel grand, quel diaboliquement grand artiste tu es, Marina ! » affirme Boris Pasternak à la lecture du Poème de la Fin le 25 mars 1926. L’expérience de poésie à laquelle la nature incandescente de Marina s’adonne entièrement est exigeante. « En moi tout est incendie ».
1925 – 12 juin 1939 : quelques repères de l’exil en France
Sergueï Efron reste à Prague jusqu’à Noël 1925. Marina, Alia et Murr qui n’a pas encore un an, sont accueillis à Paris, rue Rouvet chez Olga Kolbassina, jusqu’à fin avril 1926. Tsvétaïéva lit en février, Camp des Cygnes, unanimement applaudi à l’Union des jeunes écrivains et poètes. S’enchainent alors des années difficiles – matériellement et moralement – dans la France des années 20 et 30.
Meudon 1926 – 1932
La famille s’installe dans de tout petits logements, à l’automne 1926, 31, boulevard de Verdun à Meudon-Bellevue, plus tard, au 2, avenue Jeanne-d’Arc (avenue du Bois aujourd’hui). Les antagonismes de la colonie russe sont attisés suite à la reconnaissance de l’URSS par le gouvernement Herriot. Sergueï Efron est très actif dans les cercles eurasiens : « Il a été rédacteur du journal Eurasie qui paraissait à Paris et, qui était édité je crois, à Clamart ou aux environs ».1 Éprouvée par la nécessité de prendre parti, puisque l’aventure individuelle est le seul objectif à défendre, Marina enchaînera provocations prosoviétiques et défense de la Russie blanche. Efron participe à la fondation de la revue Verstes dans laquelle Tsvetæva publie Poème de la Montagne. De 1927 à 1932, Marina écrit des essais, des poèmes, participe à des lectures lors de soirées à Paris et Bruxelles, à des réunions d’écrivains russes et français, elle publie, traduit. Retrouve Ilya Erhenbourg, devenu correspondant parisien du journal soviétique, Vecernjaja Moskva et rend visite à son amie Elena Ivanovna Diakonova devenue Gala, épouse de Paul Éluard. Tsvetæva dédie un cycle de poèmes à Vladimir Maïakovski suicidé le 14 avril 1930 et clôt en 1931 le cycle de poèmes à Pouchkine.
© Archives nationales littéraires de Russie
Clamart 1932 – 1934
Les versements de la bourse tchèque accordée en 1922 s’arrêtent. La situation financière des Efron est catastrophique. « Accusée d’être déloyale », Marina se voit fermer les portes des grandes revues littéraires, les éminences de l’émigration la condamnent à une misère noire, les honoraires pour son travail ayant toujours été et demeurant son unique source de revenus. » Marina ne peut plus prendre en charge les loyers de l’appartement de Bellevue et emménage, le 31 mars 1932 jusqu’à janvier 1933, dans un petit appartement sans salle de bains, 101, rue Condorcet à Clamart. Elle installe ses livres et sa table de travail dans une demi-pièce et dort dans la cuisine !
« Et après ? La prison pour dettes existe-t-elle ? (Les notes de gaz, d’électricité, le terme qui approche). Si elle existait – je serais tranquille. »…. » « NB ! Avec promenade dans la cour et cigarettes – deux années au cours desquelles je m’engage à écrire une œuvre magnifique : ma petite enfance (jusqu’à sept ans – Enfances) je m’y engage ! Je ne pourrais pas ne pas. Que dis-je, deux ans, six mois, car là on me laisserait écrire. Et des vers ! (combien et de quelle qualité).»
Le 12 bis2 janvier 1933 Marina et sa famille emménagent dans un modeste appartement 10, rue Lazare-Carnot, qu’elle quitte pour s’installer au 36 de la rue Jean-Baptiste Plotin à Vanves en juillet 1934.
En dépit de ses très nombreuses activités, séminaire, lectures publiques à la Mutualité : Le Poète et le Temps le 21 janvier ; L’Art à la lumière de la Conscience le 26 mai ; Poésie de Jeunesse le 29 décembre, et lecture en Belgique le 12 mars, et de la production régulière d’écrits, Tsvétaïéva se sent de plus en plus exclue. Elle n’a de reconnaissance, ni de la société parisienne ni de ses compatriotes, et si elle proclame à qui veut bien l’entendre que : « la vérité est ici, la force est là-bas en URSS ».3 Si elle ressent amèrement le sentiment de non-appartenance au monde, Tsvetaeva choisira pourtant de ne pas suivre Sergueï et Ariadna qui décident de retourner en URSS.
« Ici [à Paris], je suis inutile, là-bas [en Russie], je suis impossible. »
Murr a 8 ans. Alia qui en a 20, veut son indépendance : quitter le domicile familial, et prendre une chambre à Paris. Alia a choisi de suivre son père Sergueï, dont elle partage les convictions politiques, et se rallie à la cause patriotique. Une crise familiale, comme il y en a tant éclate, et Marina réalise qu’elle est prise au piège de sa conscience de mère et de femme alors qu’elle n’aspire qu’à s’en détacher. « J’étais tellement persuadée (eux-mêmes m’ en persuadaient !) d’être irremplaçable : que sans moi – ils mourraient. Si j’avais de l’argent, je les laisserais ici, Serioja et elle, que ce soit moi qui m’en aille, et j’irais n’importe où avec Murr. » Dans les carnets durant son séjour à Clamart, Marina note des réflexions profondes, des scènes vues, d’amers constats, les mots d’enfants et les dialogues avec son fils Murr.
Recruté après une demande de citoyenneté soviétique qui lui fut refusée en 1931, Efron est salarié par l’Union de Rapatriement. Les difficultés matérielles s’estompent, Tsvetæva et sa famille emménagent début juillet 1934 au 36, rue Jean-Baptiste Potin à Vanves.
« Nous demeurons dans une magnifique maison en pierre qui a deux cents ans, c’est presque une ruine, mais j’espère qu’elle durera encore le temps qu’il faudra, un endroit magnifique, une rue plantée de magnifiques marronniers, j’ai une chambre magnifique, deux fenêtres, et, dans l’une d’elles, un énorme marronnier à présent jaune comme un éternel soleil. C’est ma plus grande joie.»
Exilée puis évacuée
Efron, recruté par le NKVD,5 est chargé du recrutement d’agents de l’Union de rapatriement qui est une couverture d’activités politiques diverses : infiltration, surveillance, logistique. Il espère à tout prix son retour en URSS mais il comprend que l’organisation le sait plus utile à Paris… En 1937 sa participation indirecte à l’assassinat à Lausanne d’Ignace Reiss, agent double d’origine polonaise, qui a rompu avec le régime stalinen, est établie. Sergueï Efron quitte précipitamment la France. Murr raconte : « Fuite en auto éperdue, avec papa et les Balter qui l’accompagnent. Rouen, on se quitte.» Au Havre il monte à bord d’un bateau soviétique en direction de Leningrad.
Retour de Marina et Murr en URSS
Devant le désir de retour en URSS de Sergueï et Alia, Tsvetæva n’a pas d’alternative. Elle doit se résoudre à accepter l’inacceptable. Puisqu’il est inimaginable de rester seule avec Murr sans moyen de subsistance : on ne la publie plus. Sans reconnaissance : ni le cercle de l’émigration russe ni les écrivains françaisne l’estiment ; sans perspective pour son fils alors que la menace de la Seconde Guerre mondiale se fait entendre.Marina mûrit sa décision de quitter la France. Mais ce serait vers un Moscou bâillonné, ce qu’elle ne peut cautionner, « les églises officielles triomphantes » qu’elle partirait avec Murr qui : « là-bas,(il) sera à eux tous : les pionniers, la brigade, le tribunal des enfants, l’été, le camp et tout cela plein de charmes : le roulement du tambour, la culture physique, les clubs, les drapeaux, etc. »
La révélation des activités de son mari, l’attente de nouvelles des autorités soviétiques quant à son sort, les difficultés matérielles contraignent Marina à quitter la France.
Accompagnée de Murr, elle embarque sur le paquebot Maria Ouliavana le 12 juin 1939, « À sept heures quinze . « Les dernières choses que j’ai faites, acheter Terre des hommes (par miracle ! Je l’ai trouvé moi-même en dépit de la vendeuse qui m’affirmait qu’elle ne l’avait pas) et écrire quatre cartes postales.
Une semaine plus tard, Alia qui les a accueillis à la gare de Moscou, les conduit dans une maison d’accueil des agents rapatriés de France où dans la nuit du 27 août, sous les yeux de Marina, elle est arrêtée et déportée. Sergueï est en très mauvaise santé, l’atmosphère est sinistre. Impuissante Marina se consume.
« Finir sa vie – finir sa bouchée d’amer absinthe-»
Brisée par la torture, Alia avoua l’appartenance de Sergueï et la sienne au réseau de renseignement français. Elle se rétracte lors de son jugement en mars 1940. Condamnée pour espionnage et activités antisoviétiques, Alia est envoyée en février 1941 purger sa peine de 8 ans dans un camp du Grand Nord.
Sergueï est arrêté le 10 octobre 1939. Torturé à son tour, il répète inlassablement n’avoir été qu’un agent des renseignements soviétiques. Il ne faiblira pas, et réfutera le rôle de Marina que les autorités tentent d’impliquer. À cause de sa grande détermination à ne pas céder, son procès est repoussé.
Marina écrit une demande de grâce au « camarade » Béria ! Sans nouvelles de son mari et de sa fille, Marina, au comble de l’angoisse et du désespoir, part à leur recherche.
Durant deux ans, Marina et Murr tentent de survivre. La malle bloquée, une année en douane contenant livres, manuscrits et archives littéraires, lui est restituée. Mais qu’en faire sans logement, la « surface attribuée à son mari dans la maison de Bolchevo est occupée par le chef du soviet.»… Marina appelle au secours. Le Litfond6 auquel Marina demande de l’aider à trouver une chambre répond qu’« à une femme seule avec son fils n’importe quel bailleur préférera un homme seul qui ne prépare pas de repas, ne fait pas de lessive. » Finalement le Litfond autorise Marina à louer une chambre de douze mètres carré au sixième étage à Moscou.
Après l’invasion allemande en juin 1941, et les bombardements, Marina qui craint pour la vie de Murr, engagé dans la protection civile aérienne, décide de quitter Moscou le 8 août.
« En juillet 1941, Boris Leonodvitch7 ainsi que le jeune poète Viktor Bokov accompagnèrent à la gare fluviale nord de Moscou, Marina évacuée, ce dont Pasternak avait vainement tenté de la dissuader.» cf. Ariadna Efron : Tsvetæva, ma mère.
À Elabouga en Tatarie, Tsvetæva trouve une chambre chez l’habitant, mais à bout de forces, décline un travail de traductrice d’allemand que lui propose le bureau local du NKVD. Apprenant que le Litfond ouvre une cantine dans la ville de Titschopol, elle écrit au soviet :
« Je vous prie de m’accorder un emploi de plongeuse à la nouvelle cantine du Litfond.»
Dans l’impasse, Marina Tsvetæva se donne la mort par pendaison le dimanche 31 août.Le 16 octobre, un mois et demi après le suicide de Tsvetaeva, Sergueï est fusillé. Murr emportera les archives de sa mère à Moscou. Inscrit à la faculté de lettres, il écrit son journal, de la fiction en russe et français.Appelé dans l’armée, il rejoint le front en mai 1944. Gueorgui S. Efron est tué au combat le 7 juillet 1944.
Alia, libérée en 1947, est à nouveau arrêtée en 1949 et déportée dans un camp du Grand Nord. À sa réhabilitation en 1955, jusqu’à sa disparition, Ariadna «Alia, mon lecteur absolu» se consacre entièrement à la diffusion de l’œuvre de Marina Tsvetæva.
1. Déposition à la Sûreté nationale en octobre 1937. Le mouvement eurasien, initié par des intellectuels russes de l’étranger, considère la révolution russe comme nécessaire au renforcement de la position unique de la Russie face à l’opposition Orient-Occident.
2. Tsvetæva ne dit jamais « 13 » par superstition.
3. « Le 28 avril 1922, veille de mon départ de Russie, au tout petit matin sur Kouznetski Most désert, j’ai rencontré Maïakovski. – Alors, Maïakovski, quel message y a-t-il à transmettre à l’Europe de votre part ? Que la vérité est ici ». Le 7 novembre 1928, très tard le soir, en sortant du Café Voltaire, à la question qui me fut posée : « Que diriez-vous de la Russie après avoir lu Maïakovski ? Sans hésiter, je réponds : que la force est là-bas. »
4. Pensées d’une Amazone ; Les sexes adverses, la guerre et le féminisme ; Choses de l’amour ; Pages prises au roman que je n’écrirai pas 1920.
5. Le rôle du NKVD était de contrôler la population et les cadres dirigeants de l’URSS. Ses chefs ne rendaient compte qu’à Staline, il joua un rôle essentiel dans les grandes purges de 1936 à 1938.
6. Service social de l’Union des écrivains.
7. Boris Pasternak
8. Une des premières questions d’Ariadna Efron à la disparition de sa mère : « Et maintenant où sont les manuscrits ?
9. Gueorgui Efron, Journal (1939-1943) Éditions des Syrtes, 2014.
Sources :
Marina Tsvetæva :
– Les Carnets,Publiés sous la direction de Luba Jurgenson, Éditions des Syrtes.
– Vivre dans le Feu,Confessions, Préface de Tsvetan Todorov, Éditions Robert Laffont.
– Ariadna Efron : Marina Tsvetæva, ma mère Éditions des Syrtes.
– Ève Malleret : La poétique de la Vie chez Marina Tsvetæva. Postface au recueil Le ciel brûle Poésie/Gallimard.