Femmes d'exception

Les femmes d'exception: une exception pour quelles règles?

En lisant l'article érudit et passionnant que Christine Planté ( Cahiers du Grif, nos 37-38, 1988, le genre de l'histoire), consacre aux femmes d'exception du 19e siècle, on a le sentiment d'une révélation.
Mais oui, comment n'y avions-nous pas songé plus tôt? L'expression «  Femmes d'exception », marquée par le destin social des femmes est fondamentalement ambivalente.

Si incontestablement, l'expression met en avant les qualités remarquables d'un certain nombre de femmes, rescapées de l'anonymat, qui méritent doublement notre reconnaissance, et pour leur talent et pour leur force de caractère, ne dit-elle pas aussi que les femmes qui réussissent sont une exception, celle qui confirme la règle?

Des exceptions du genre humain devenues des exceptions à la règle du genre

Souvenons-nous, jusqu'il y a peu, disons jusqu'en 2016..., se faire un nom dans le milieu de l'art, de la science ou la politique, relevait du pur exploit quand on avait eu le malheur de naître femme.

Au nom d'une prétendue nature féminine, vouée à la reproduction de l'espèce et non à la création, idée qui au 19 e siècle n'offusque personne, hormis quelques furies féministes qu'il convient de faire taire à tout prix, les lois écartent tout simplement les femmes de l'éducation, des institutions culturelles et politiques.

Aux hommes le génie de l'individuation, aux femmes la règle du générique, les règles de conduite liberticides,  la bienséance,  « l’étiquette », qui restreignent leurs libertés, entravent leurs pas.
Les femmes, au 19e siècle, constituent une exception au genre humain, puisqu'au nom d'un universel masculin, on leur en refuse les droits.

Celles qui en revendiquent l‘appartenance, en tant qu'intellectuelles, femmes artistes, femmes engagées  et accèdent  à la sphère de la reconnaissance, vont devenir, nolens volens, des exceptions à la règle qui opprime la majorité des femmes.

Il suffit de penser à Georges Sand, Flora Tristan, Louise Michel. Voilà trois femmes de lettres, militantes socialistes et féministes qui ont marqué la vie intellectuelle et politique de leur temps.
En rupture  avec les règles qui régissent la vie des autres  femmes,  toutes trois feront peu de cas de la  loi du mariage, l'horizon indépassable des femmes au 19e siècle. Pour sa part, Flora Tristan préféra risquer la mort (son mari tenta de la tuer) plutôt que de se soumettre à lui.
On  qualifiera pudiquement  ces rebelles, de femmes libres, sans se rendre compte, qu’en les nommant de la sorte on  établissait l’état de sujétion de leur sexe.  Inutile de  spécifier  que pour les hommes, l’expression équivalente n’existe pas car,  eux sont libres de naissance.

L’exception qui confirme la règle

En fait,  pour avoir le droit de s'exprimer,  les femmes du 19 e siècle  n’auront guère le choix, elles vont être prises au piège de la vision duelle de la société où elles ne sont que l’autre du masculin et seront obligées de se couler dans le moule de l‘exceptionnalité.
« Elles sont pensées comme des exceptions à la règle universelle dont les hommes les dispensent. Ce prétendu privilège n’est évidemment que la formalisation idéologique d’une mise à l’écart du politique et l’alibi du maintien dans un statut de minorité sociale. »
Sont-elles des femmes dans le rang, elles sont jugées avec condescendance et paternalisme par les hommes, qui sous couvert de galanterie, les maintiennent dans un statut de minorité sociale et les excluent de la sphère de la reconnaissance sociale.
Se risquent-elles dans des domaines les plus valorisés de l'activité humaine, affaires publiques, intellectuelles, création artistique, elles sont condamnées et/ ou virilisées et suspectes dans tous les cas.
Obligées de se définir par rapport au masculin,  la catégorie » femmes exceptionnelles » qu’elles vont reprendre à leur compte, sera le seul moyen pour elles d'accéder au statut d'individu créateur,  au risque de conforter la règle pour le féminin  de l'exclusion de l'universel masculin et d'y rejeter la majorité des femmes, celles qui ne sont pas exceptionnelles.

De la paria à la femme exemplaire

L’exception protège mal quand on est une femme. La catégorie d’exceptionnelle est une place, sans doute exaltante, mais au 19e siècle, c’est une place dangereuse où l’admiration se retourne facilement en haine, la fascination en répulsion.
Ces femmes politiques, artistes, intellectuelles « sorties de leur sexe » seront en butte à la jalousie des autres femmes et à la vindicte des hommes pour qui ces femmes deviennent des rivales.
Comme le disait Madeleine Pelletier,  première femmes interne en psychiatrie,  pionnière du genre au début du 20e siècle, et qui, pour ses bons services, fut internée dans un hôpital psychiatrique où elle mourut abandonnée de presque tous:  « Le monde n’aime pas les femmes qui se distinguent du troupeau; les hommes les rabaissent; les femmes les détestent « .

Ensuite lorsqu’on  admire  ces femmes exceptionnelles, ce n’est jamais pour elles mais pour la partie virile de leur personnalité, la seule explication possible à leur succès, celle qui permet à la société « masculiniste » du 19 e siècle de retrouver son cadre principiel de pensées, fondé sur le dualisme de l’espèce et la suprématie masculine. Edmond de Goncourt notait dans son journal en 1893: Si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme Mme Sand, Mme Viardot, etc. on trouverait chez elles des parties génitales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents avec nos verges ». Edmond de Goncourt n’est pas une « exception» alors à avoir ce type de pensées scientistes.

Mi-femmes, mi-hommes, ces exceptions que constituent les femmes politiques, artistes, intellectuelles au 19e siècle sont avant tout des êtres hybrides, qui vont payer le prix de leur impureté, dans leur personne désignée comme monstre à la réprobation publique.
Mme de Staël comparait la vie d’une femme extraordinaire   à celle d’une paria de l’Inde et d’après Michèle Perrot et Eleni Varikas ( Cahiers du GRIF, nos 37-38, p. 79) « le sentiment aliénant d’être une anomalie, un être hybride qui n’appartient à aucun groupe hante les écrits féminins et féministes depuis Mme de Staël, Claire Démar ou Elisabeth Barrett Browning à Sylvia Plath».
Flora Tristan l’écrira noir sur blanc, dans son livre, les Pérégrinations d’une paria,  les femmes sorties de la tutelle de leur père ou de leur mari,  n’ont  rien à attendre de l’existence, brimades, incompréhension,  mépris et pauvreté  seront leur lot quotidien.

Même si leurs contemporains ont voulu voir en ces femmes hors normes des exceptions à la règle de leur sexe,  tandis qu’elles-mêmes se voyaient comme des êtres d’exception, et   ce faisant renvoyaient les autres femmes à la règle commune, les femmes d’exception  du 19 e siècle ont démontré  que celle-ci n’était pas intangible.

Porte-parole implicite ou explicite de la cause des femmes,  les « exceptionnelles »  ont œuvré dans le sens de la transformation de la situation des femmes.  De par leur vie échappant aux assignations de sexe, elles sont devenues la preuve et l’exemple, elles  ont ouvert la voie  à toutes les générations de femmes  qui se sont battues pour leurs droits civils et politiques.

Exemple qui confirme la règle,  exemple pour les autres, l’expression femme d’exception est réversible et ambiguë.
Située historiquement, elle nous aide à comprendre les pressions et les dilemmes auxquels étaient exposées les femmes qui, n’ayant pas les moyens de participer à part entière à la définition d’une humanité réellement universelle, sont individuellement appelées  à choisir entre l’exclusion et l’assimilation.
Mais pourquoi  continuer à employer aujourd’hui,  où le discours sur l‘égalité des sexes a nettement progressé, cette notion piégée qui ne dit rien de la singularité des femmes auxquelles elle est appliquée mais que réussir pour une femme n’est pas tout à fait normal?

Marielle Topelet